Parle-moi


— extrait —

« La chambre est sombre. Ecrasée par l'obscurité. Grégoire distingue seulement, sur le parquet, l'écho perdu d'une autre insomnie.
Tombé de la cour jusqu'ici, par la fenêtre du couloir. Tombé par accident. Il ne sait pas depuis combien de temps le reflet
timide effleure le sol de sa chambre. Il ne sait pas d'où il vient.

Il a soudain envie de fumer. Il tend son bras et cherche à tâtons son paquet de cigarettes. Il le saisit enfin, l'ouvre d'une main.
Puis il cherche, toujours dans le noir, son briquet. Il ne le trouve pas. Sa main quitte la table de nuit, caresse le sol. Elle attrape
finalement le briquet, et l'approche de son visage. Au reflet abandonné sur le parquet répond alors, comme un signal complice,
l'étincelle de la pierre. Puis la flamme. Puis la fin incandescente de la cigarette, qui rythme la respiration de Grégoire.
L'incandescence quitte brusquement le lit, traverse la chambre, passe dans le couloir. La fenêtre s'ouvre, le point rouge, précis,
se pose dans l'air immobile de la cour et regarde l'autre lumière.

Une fenêtre, en face de la sienne, l'éclaire. Elle se découpe sur les murs obscurs de l'immeuble. Pendant quelques instants, Grégoire
observe sans la comprendre cette lumière inutile. Qui éclaire-t-elle donc? Qui tient-elle? Et soudain, une ombre trouble ses réflexions
et balaye la fenêtre. L'ombre lente de quelqu'un qui marche et revient sur ses pas. Cette personne semble pliée sur elle-même, la tête baissée,
les bras croisés. Les bras croisés comme si elle avait froid. Non, plutôt comme si elle tenait quelque chose contre sa poitrine.
Un livre peut-être. Un gros livre. Lourd. Elle s'y cramponne. Elle s'arrête, ouvre le livre — c'est donc bien un livre qu'elle tient.
Elle le referme après un moment et reprend son incompréhensible procession. Puis elle s'immobilise devant la fenêtre, exactement devant elle.
Cadrée, gardée par elle. Et elle reste là. Longtemps. Elle voit sans doute la braise fine, fixe, de l'autre côté de la cour.
Mais elle ne bouge pas. Les deux insomnies se découvrent l'une à l'autre. Grégoire approche une dernière fois le filtre de ses lèvres.
L'incandescence surligne une dernière fois les contours de son visage. Puis son index et son médius se séparent. Ils laissent
la cigarette s'échapper dans le vide de la cour, s'effiler dans le ventre de l'immeuble, étinceler contre les pavés sourds, et s'éteindre sur le
souvenir des gémissements. »