Si je n'avais pas épousé ton père

Roman


— extrait —

« Il avait de beaux yeux. De beaux yeux? Je ne sais pas, mais un joli regard. Oui, il avait un joli regard.
J'aimais bien son regard. Mais il ne faisait que ça, me regarder. Il ne parlait pas. Il ne m'embrassait pas, et
il ne me parlait pas non plus. Il me regardait. Tu as eu de la chance de naître plus tard que moi. S'il n'avait pas autant
attendu, je n'en serais peut-être pas là. Mais il a attendu, attendu. Alors je ne l'ai pas attendu, moi. J'ai épousé ton père.
C'est vrai que j'aurais peut-être dû l'embrasser. Ma mère n'aurait pas pu embrasser mon père la première. Embrasser mon père…
Je veux dire, approcher ses lèvres la première. Enfin, embrasser mon père… Tu vois ce que je veux dire? Mais moi, c'était déjà possible.
Tu n'es pas la première génération pour qui c'est possible. La première, c'est la mienne. Ou peut-être un petit peu après.
Entre la mienne et la tienne. Entre deux générations. C'est là, entre les deux, qu'on a commencé à pouvoir embrasser, nous aussi.
Je veux dire, approcher nos lèvres les premières. Décider ça, qu'on allait le faire. Je ne me suis pas décidée, moi. Lui non plus.
On n'a pas osé. Les règles étaient nouvelles. C'est ça, en fait. Tu comprends ce que je veux dire? Avant, c'était simple. Après, c'était
simple aussi. Mais, entre les deux, on ne savait plus comment faire. Ou pas encore. Lui n'osait plus. Et moi, pas encore. On était entre
deux générations. C'était trop neuf encore. Aujourd'hui, pour toi, c'est plus simple. Tu peux décider d'embrasser un homme. Tu peux en parler
à ta mère. A moi. Et de tout. Moi, je n'ai pas pu parler de tout. Il y avait des choses dont on ne parlait pas. Des choses dont je ne t'ai jamais
parlé. Toi, c'est toi qui décides. C'est ça, c'est toi qui décides. C'est bien. Et moi aussi, je veux te parler. Je peux te parler de lui?
Te parler de ce qui serait arrivé si je n'avais pas épousé ton père. »