Si je n'avais pas épousé ton père

Théâtre


— extrait —

Une femme, assise sur le bord d'un lit.

La femme : …si je n'avais pas épousé ton père.
Oui, dans ce cas, j'aurais peut-être osé.
Je crois que c'est ce qu'il attendait. Que je l'embrasse.
Mais pourquoi est-ce qu'il ne m'a jamais embrassée, lui? Au lieu de me regarder avec ses yeux de merlan frit…
J'ai faim.
Hier, j'ai mangé du saucisson brioché. Tu aimes toujours autant le saucisson brioché?
C'est long à faire.
Je l'ai attendu trop longtemps, qu'il m'embrasse. Alors, finalement, j'ai épousé ton père. Tu sais que je lui ai demandé, à ta grand-mère? Pour ton père, et pour Pierre.
Je n'arrivais pas à me décider. Comme au restaurant.
Elle a choisi ton père.
On n'a pas de carte, ici. Alors, je mange ce qu'il y a dans mon assiette.
Ta grand-mère répétait toujours ça, qu'il faut manger ce qu'il y a dans son assiette.
Excuse-moi, je gargouille.
Quand j'étais petite, j'avais peur de gargouiller, quand l'institutrice ne parlait pas.
Toi, tu ne parles pas.
Tu ne desserres pas les dents. Ni les lèvres. Les lèvres, tu les as fines, comme ton père. Les siennes le sont devenues de plus en plus. C'est drôle, ça : les nez grossissent quand on devient vieux, les oreilles grandissent, mais les lèvres s'effacent, elles. Tiens, tu te souviens de l'histoire que je te racontais?
Celle du loup qui a mangé la grand-mère?
Qu'est-ce qu'il dirait, là, avec son nez qui grossit, ses oreilles qui grandissent, et ses lèvres qui s'effacent?
Qu'est-ce qu'il dirait?
C'est pour mieux te sentir, mon enfant. C'est pour mieux t'écouter, mon enfant. Mais je ne veux plus te parler, mon enfant.
Les lèvres deviennent de plus en plus fines parce qu'on n'a plus rien à se dire. Des lèvres fines, comme celles d'un loup. J'ai une de ces faims…